En juillet 2020, à la minute où les frontières se sont rouvertes, je me suis mis en quête d’un aller simple pour Oslo, en Norvège. Le projet était de trouver refuge quelque part pendant quelques mois afin de faire une pause avec la civilisation et le monde extérieur. J’ai ainsi eu l’opportunité d’être accueilli dans une ferme norvégienne de la région transfrontalière au Sud-Est du pays appelée Finnskogen (la forêt des Finns). Cette zone débordant sur la Suède tient son nom du peuple qui a émigré à travers ces denses forêts de conifères, et forêts de conifères il y avait. À foisons même.

Après quelques jours à travailler, je suis rejoint par trois autres jeunes européens : un Italien et un couple d’Espagnols, venus eux aussi pour tester la vie scandinave. Très rapidement, une possibilité s’offre à nous: celle d’utiliser la voiture délabrée de notre employeur pour partir pendant un week-end avec la route pour seule limite.

Je m’apprête donc à passer 72h non-stop avec des gens que je ne connais que depuis trois jours. Je vois alors ici, outre la possibilité d’une aventure dans l’un des nombreux parcs nationaux, un occasion rêvé de sortir de ma zone de confort avec violence. En effet, depuis une dizaine d’années je souffre d’une paralysante anxiété sociale dont j’essaie tant bien que mal de me débarrasser.

À lire également :

La route en Norvège

La facilité de déplacement en Norvège est assez déconcertante lorsque l’on a l’habitude de l’Europe continentale et de ses labyrinthes urbains. Ici, outre la quasi inexistence d’autoroute et de péage, la faible fréquentation en dehors de la zone d’Oslo donne à n’importe quel périple une résonance paisible. Cette réalité contraste fortement avec le climat anxiogène de certaines avenues françaises, sorties d’autoroutes et autres périphériques bondés. Nous prendrons au bas mot deux routes : l’E6 et l’E16, suivant toujours une indication proche du « c’est toujours tout droit, prochain virage dans 3 heures ». Alors que la nuit tombe, nous arrivons sur un parking au pied des chemins de randonnées du parc national de Jotunheimen (une chaîne de montagnes au sud-ouest du pays). Cela fait au bas mot huit heures que nous roulons, longeant les lacs et les maisons isolées, nous arrêtant périodiquement pour tester si notre clé universelle trouve une serrure à sa taille.

Parlons-en de cette clé.

Il existe en Norvège des cottages estampillés DNT appartenant à la Norwegian Trekking Association, dont certains sont en libre service et sécurisés uniquement par un cadenas. Notre employeur faisant partie de ladite association, elle possède une clé, clé qui correspond à tous les cadenas de ces cabanes perdues dans les bois et les montagnes. Ne connaissant pas les emplacements exacts de toutes les cabines et ne pouvant vérifier que très sporadiquement sur nos téléphones pour les directions, nous nous sommes transformés en chineurs de cadenas dorés sur les portes des maisons abandonnées le long des routes. Finalement, la pêche ne donnera rien et nous nous retrancherons vers l’objectif principal : le site de Gravdalen au départ de la vallée de Vettisvegen.

Sur le parking nous commettons – sous mon impulsion malheureuse – une grossière erreur. Les informations que nous avions trouvées en ligne indiquaient qu’un cottage se trouvait à 4km de nous en surplomb d’un chemin de randonnée. Histoire de ne pas se charger inutilement au cas où la clé ne fonctionnerait pas, que les habitations seraient déjà prises ou que le cottage n’existe simplement plus, nous ne sortons du coffre que le nécessaire au repas du soir et du lendemain matin avant de nous mettre en marche à travers les nuages.

L’Ascension

Trois heures se sont écoulées et je suis encore en train de marcher, seul, au beau milieu d’une forêt brumeuse. J’ai dit à mes comparses de ne pas m’attendre, de trouver le site de repos et de s’y installer sans moi. Il est presque 22h, pas un seul millimètre de mon corps n’est pas recouvert d’une sueur froide et mes vêtements sont tout aussi trempés. Je mange une clémentine pour me donner des forces, mais ce ne sont pas vraiment les forces le problème.

Je semble en effet souffrir d’une étrange condition musculaire au niveau des cuisses. Je ne suis pas capable de dire s’il s’agit d’une vraie maladie, d’un problème propre à ma personne ou d’un dysfonctionnement périodique, toujours est-il que lorsque j’effectue une randonnée très verticale, mon sang cesse rapidement d’approvisionner mes jambes qui finissent par s’endormir. Je ne souffre pas, je ne peux même pas me forcer à avancer, je marche tout simplement sur des tiges de coton.

J’ai constaté la réelle ampleur de ce problème un an auparavant lorsque j’ai entrepris l’ascension d’un chemin nommé Skageflå près de Geiranger (également en Norvège), où mes jambes se sont coupées après une vingtaine de minutes, m’obligeant à redescendre pour ne pas tomber à la renverse. Après cet échec, je me suis juré de ne plus jamais faire demi-tour face à un objectif.

Un an de squats plus tard, me voilà confronté au même problème. Cette fois pourtant, mes cuisses ont tenu 1h30 au lieu de 20 min avant de me lâcher complètement. La différence avec l’épisode de Skageflå tient aussi du fait que je ne suis plus seul face à l’adversité. Outre le couple espagnol qui cravache devant, j’ai ce jeune Italien qui refuse de partir en dépit de ma bénédiction pour m’abandonner. « I’m not gonna leave you there alone » me dit-il en me tendant une bouteille de coca tiède, espérant donner un coup de fouet à mon organisme.

Je pense également qu’il est resté avec moi à cause d’une petite erreur de langage de ma part. N’ayant pas la force de lui expliquer le problème de mes jambes dans tous les détails, j’ai juste voulu le prévenir d’une potentielle chute de ma part. Hors, dans le feu de l’action et étant en train de réfléchir à plusieurs choses à la fois, mon cerveau a peiné à trouver le mot « fall » (tomber) et a choisi bien maladroitement de le remplacer par « pass out » (tomber dans les pommes).

« I think Tom is about to die! »

L’exagération à l’italienne

Finalement, j’ai réussi à le convaincre que j’allais bien et qu’il pouvait aller s’assurer que nos deux compagnons étaient, quant à eux, bien arrivés. Me voilà donc seul, assis sur un rocher avec ma clémentine, attendant que mon sang circule de nouveau dans mes cuisses. La probabilité de devoir dormir à la belle étoile devenait de plus en plus forte. À l’humide étoile plutôt, tant le crépuscule venait cristalliser mes eaux. Je ne le savais pas encore à cet instant, mais il ne me restait que 10 min de marche à travers la brume glacée. Quelques instants plus tard, j’ai vu mon ami revenir en courant, accompagné par la jeune Espagnole portant un bidon d’eau rempli dans un torrent. C’est en voyant cette course paniquée et leurs regards inquiets que je me suis souvenu ne pas avoir rectifié mon erreur de traduction. J’apprendrais plus tard qu’il était arrivé au cottage en leur disant « I think Tom is about to die ! ».

C’était le fun.

Enfin arrivé, j’ai pu contempler un incroyable ciel rose qui couvrait les sommets nous entourant, jusqu’à lors invisible depuis la forêt. Une partie de la vallée était enfouie sous une épaisse brume et il était impossible de savoir ce qu’il y avait en dessous. J’ai été surpris de ne pas voir l’autre Espagnol – un photographe professionnel – dehors pour ce spectacle, puis j’ai appris que me sachant en souffrance, il a préféré démarrer un feu et faire bouillir de l’eau pour que tout soit prêt lorsque j’arrive.

Je connaissais ces trois personnes depuis moins d’une semaine, et ils m’avaient déjà dévoué plus d’affection et de soin que la plupart des personnes dans ma vie. Je me suis pris cette humanité en pleine face tout en comprenant que j’étais en train de vivre simultanément l’un des pires et l’un des meilleurs moments de ma vie.

Au final, les 4km avaient été respectés, nous n’avions simplement pas eu accès au niveau de dénivelé du chemin qui – fait par des êtres humains aux jambes fonctionnelles – prend en théorie 2h30. J’aurais mis bien plus, mais je m’en fiche complètement.

Au-dessus

Le lendemain, nous faisons face à notre incompétence de la veille. Personne – et encore moins moi avec mes jambes brisées – n’a le courage de faire 5h de marche pour ramener le reste de nos vivres restés dans le coffre. Heureusement, la DNT et ses cabines sont là pour nous sauver de la famine durant le reste des trois jours.

Dans la plupart des pays du monde, il est coutume de dire qu’il faut rendre une chose dans le même état que celui dans lequel on nous l’a donné. La Norvège ajoute un autre palier à cette maxime : il faut le rendre dans un meilleur état. C’est pourquoi, dans chacune des cabanes que nous avons trouvées (trois sur ce site), il y avait suffisamment de vivres basiques pour tenir quelques jours, même en arrivant les mains vides. L’autre chose intéressante à noter est la propreté impeccable des locaux alors même que toutes les stations étaient fermées pour cause de COVID-19.

« Vous pouvez entrer si vous avez la clé, mais rien ne sera approvisionné et ce sera à vos risques et périls. »

Membre de la DNT au téléphone

Même à l’abandon depuis plusieurs mois, l’endroit était à la limite de l’impeccable. Alors certes, les vivres consistaient essentiellement en nourriture déshydratée passée de date, mais cela nous a permis de profiter d’une soupe chaude auprès du feu.

Le lendemain matin, la brume s’est levée et laisse apparaître une véritable cordillère de montagnes encerclant le plateau. Nous sommes passés d’une vie à l’intérieur des nuages à une vie au-dessus des nuages en quelques minutes. L’omniprésence de ce coton grisâtre donnait parfois l’impression que toute la forêt était en proie aux flammes. Les vagues blanches apparaissaient et disparaissaient de façon discontinue, montrant à quel point nous étions esseulés au milieu de cet océan d’arbres. Après un nouveau ciel rose plus timide que la veille et un thé au coin du feu, nous nous couchons au son du silence.

Cette vallée – bien qu’associée aux trolls – m’a alors fait penser au royaume des géants dans la mythologie nordique (Jötun signifiant géant en nordique). En voyant la grandeur de ces montagnes, l’immensité de ces vallées, l’infini de ces forêts, je ne peux pas en vouloir aux civilisations antérieures d’avoir cru en l’existence d’une race divine immense qui aurait modelé la terre selon leurs proportions.

Pour notre dernier jour, nous avons entamé notre descente un peu avant 7h en laissant derrière nous un cadeau au site, symbole de notre tentative d’améliorer le lieu (un exemplaire des Fleurs du Mal de Baudelaire que j’avais emmené avec moi).

Cette aventure ne m’a pas guéri de mon anxiété sociale, mais elle a cassé un des piliers qui la soutenait. Elle a même mis un coup de pied dans mes certitudes sur les êtres humains et leur capacité à s’aimer eux-mêmes, ainsi que les autres. Je n’ai plus qu’une idée en tête depuis: partir de nouveau et rencontrer l’ailleurs.

Quelques liens:

Site de la DNT

Site du parc national de JOTUNHEIMEN

Site de notre hôte


13 réponses à « Vers les nuages de Jotunheimen »

  1. Avatar de LA CONTRE-AVENTURE SUÉDOISE – Vagabond Cosmique

    […] Vers les nuages de Jotunheimen (randonnée en Norvège) […]

    J’aime

  2. Avatar de STREET ART VOL.1 – Vagabond Cosmique

    […] Vers les nuages de Jotunheimen […]

    J’aime

  3. Avatar de AIMER LA NUIT – Vagabond Cosmique

    […] Vers les nuages de Jotunheimen […]

    J’aime

  4. Avatar de BLACK METAL HIKING – Vagabond Cosmique

    […] dans ma tête, mais c’est le reste de mon corps qui fait office de point d’interrogation, surtout mes jambes. Le matin même, j’avais pris successivement un bus pour Klaksvík et pour Viðareiði, au […]

    J’aime

  5. Avatar de À L’ARMORICAINE #1 : UN CROC DANS LE GR 34 – Vagabond Cosmique

    […] pouvez également lire d’autres récits de randonnées comme aux Îles Féroé ici ou encore en Norvège là. Suivez vos envies, vivez vos vies, et soyez le plus libres possible sans emmerder les […]

    J’aime

Laisser un commentaire