Imaginez que vous vous retrouviez dans une librairie constituée de livres perdus, cachés, détruits ou même jamais écrits. Vers quelle étagère vous dirigeriez vous en premier ? Probablement celle contenant le Necronomicon, n’est-ce pas ? C’est, après tout, le plus connu d’entre tous. Néanmoins, beaucoup d’autres œuvres de fiction regorgent d’ouvrages fictifs qui n’existent qu’à l’intérieur de leur diégèse et qui sont, de facto, sources de fantasmes.

En effet, un livre qui n’existe pas ne peut pas décevoir, car il représente l’espoir absolu de mondes inatteignables. C’est la promesse de l’infini qui se déroule à travers ses pages invisibles. Un fantasme ne disparaissant qu’à partir du moment où il est comblé, ces artefacts narratifs se transforment en promesses perpétuelles, c’est-à-dire en source d’énergie inépuisable. Certains ont tenté de coucher ces illusions éthérées sur papier, satisfaisant leur propre curiosité plus qu’autre chose et tentant naïvement d’enfermer le soleil dans une bouteille en verre.

Un livre qui n’existe pas n’est pas nécessairement une œuvre qui a été fabriquée de toute pièce pour stimuler un imaginaire, il peut également s’agir d’ouvrages perdus dans le temps, inatteignables d’une façon complètement différente des autres. Ces derniers sont particulièrement frustrants, car ils représentent un savoir qui a existé, qu’il soit intellectuel ou purement fictionnel, mais qui pour des raisons diverses a été avalé par le temps. Il ne sera, en revanche, pas question ici d’ouvrages incomplets et reconstitués a posteriori par différents individus, comme ont pu l’être Le Roi Pâle de David Foster Wallace, les contes inachevés de J.R.R. Tolkien ou les manuscrits de Franz Kafka.

Si les livres suivants n’existent pas, qu’ils appartiennent à la mythologie de Lovecraft, à une religion perdue ou à des scénarios qui en avaient besoin, une version d’eux réside dans l’imaginaire de chaque lecteur ayant croisé leurs routes. On dit souvent qu’une chose ne cesse d’exister que lorsque l’on arrête d’y croire, dès lors, à quelle réalité faut-il faire confiance ?

Autres articles de littérature :

Le livre imaginaire comme thème

Lorsque l’on pense à une littérature fictive, imaginée spécifiquement pour servir les intérêts d’une histoire, on ne peut échapper à l’influence qu’a eu Jorge Luis Borges et sa Bibliothèque de Babel (1939, puis publiée dans son recueil de nouvelles Fictions en 1944). Dans ce classique de la littérature fantastique, l’écrivain argentin décrit une bibliothèque regroupant tous les ouvrages qui ont été ou qui vont être écrits en 410 pages. Bien sûr, la plupart de ces livres sont illisibles, puisqu’ils ne sont qu’une combinaison aléatoire des mêmes 25 caractères. C’est la réflexion sur la notion d’infinité et le vertige visuel de ce lieu absurde qui en a fait un sujet d’étude aussi fascinant, même 80 ans après.

Les expérimentations de formats et de narrations sont toujours un parti pris risqué dans la littérature, puisqu’on peut peiner à y voir autre chose qu’une fantaisie élitiste qui n’amuse que l’auteur. Ceci étant dit, l’ouvrage peut devenir une référence dans son genre si l’exercice stylistique n’assombrit pas les thèmes développés et la réflexion qu’il veut provoquer. C’est le cas du roman Si par une nuit d’hiver un voyageur (1979) de l’auteur italien Italo Calvino, dans lequel le personnage principal lit des manuscrits dans un train. Le livre se découpe alors en divers fragments, entremêlant à la fois les réflexions du lecteur sur la littérature et les passages inachevés des manuscrits qu’il lit.

Enfin, dans une terre encore plus expérimentale, on ne peut omettre l’auteur polonais Stanisław Lem, qui a écrit de nombreuses critiques de livres fictifs à titre d’exercice. En effet, en flirtant avec la pseudépigraphie, il tentait de manufacturer pour chacune de ses critiques un style unique, créant par la même occasion un être humain à part entière affublé de ses propres velléités. Ces fausses critiques sont rassemblées en plusieurs ouvrages, dont le plus célèbre est Doskonała próżnia (non traduit en français et traduit en anglais sous le titre A Perfect Vacuum), publié en 1971. Les faux livres qu’il invente ne sont cependant pas vains, puisqu’ils grossissent volontairement les traits de la littérature contemporaine afin d’en critiquer indirectement les dérives. Ainsi, il y a Gigamesh, un livre de 395 pages auquel est collé un commentaire de 847 pages; Rien du tout, un roman où toutes les phrases sont à la forme négative; Pericalypsis, un livre écrit pour critiquer le fait qu’il y ait trop de livres publiés; Being Inc., une histoire SF où la vie humaine serait la résultante d’une chorégraphie programmée informatiquement, mais où à cause des lois américaines sur le droit de la concurrence, trois entreprises programment des événements contradictoires; et bien d’autres encore. Croisons les doigts pour qu’une version française existe un jour.

Les grimoires de l’horreur Lovecraftienne

En plus de son bestiaire ineffable et de sa cosmogonie du fond des étoiles, l’horreur lovecraftienne a également créé le livre fictif le plus célèbre du genre fantastique. Je n’ai pas pu m’empêcher de le mentionner en introduction, il s’agit du Necronomicon, qui a été rendu mondialement populaire grâce à la série de films des Evil Dead de Sam Raimi. C’est pourtant dans la nouvelle Le Molosse (1923) que son nom apparaît en premier sous la plume d’H.P. Lovecraft, même si en réalité, c’est son auteur fictif, l’arabe dément Abdul al-Hazred, qui est mentionné en premier dans La Cité Sans Nom (1921). L’écrivain américain aura tellement intégré l’ouvrage maudit à son récit qu’il a dû par la suite corriger certains membres de son cercle d’amis auteurs qui pensaient qu’il existait réellement.

L’aura qui entoure le plus mythique des livres fictifs vient du savoir qu’il est supposé garder. Qu’on puisse l’interpréter comme un guide, un porte-à-faux ou une encyclopédie, le Necronomicon renferme des informations que l’humanité ne devrait pas connaître. Si les démons sont bien souvent substitués aux Grands Anciens dans l’apparition du grimoire dans d’autres médias, l’objectif est toujours d’en réveiller un ou plusieurs afin de faire entrer notre monde dans une nouvelle phase. Le point commun entre tous les personnages l’utilisant étant, bien évidemment, l’arrogance de penser qu’ils seront épargnés du grand ménage qui sera fait par lesdites entités invoquées.

« N’est pas mort à jamais qui dort dans l’éternel,

En d’étranges éons, la mort même est mortelle. »

Le Necronomicon n’est, par ailleurs, pas le seul ouvrage fictif à être né dans le mythe de Cthulhu. On peut citer l’inévitable Culte des Goules, supposément écrit par l’aristocrate français François-Honoré Balfour d’Erlette, qui est moins célébré à cause de sa plus grande rareté dans les récits. On peut aussi ajouter que, contrairement au manuscrit de l’arabe fou, celui-ci n’ajoute pas de grande plus-value au mythe si ce n’est un brin de diversité des sources. Niveau effet, il a le même que les autres livres du genre, il détériore lentement mais sûrement la santé mentale de celui qui le lit.

La pièce de théâtre fictive Le Roi en Jaune de Robert W. Chambers, l’une des influences de Lovecraft, fait également parti du lore fantasmé des entités venues d’ailleurs. La figure de ce roi sera d’ailleurs reprise dans certaines nouvelles du mythe, tout comme le Necronomicon, qu’elles soient de Lovecraft lui-même ou bien de Clark Ashton Smith, August Derleth ou encore Robert E. Howard et Robert Bloch. Le roi en jaune est un personnage appartenant au Cycle d’Hastur, des ouvrages fantastiques qui tournent autour de ce grand ancien et d’une pièce de théâtre en deux actes, prétendument maudite.

Des ersatz de Necronomicon, tombant sous le genre du “grimoire magique contenant un savoir caché sur les monstres”, ont été utilisés un peu partout, que ce soit dans des films, des séries ou encore des bandes dessinées. Parmi les plus connus d’entre eux, on peut bien évidemment se remémorer les belles heures du Livre des Ombres de la série Charmed et autres Vampyr chez Buffy. Plus récemment, la série Supernatural a également eu son lot de livres fictifs pour vaincre les forces du mal, le plus souvent innommés et trouvés dans leur bibliothèque des Hommes de Lettres. La série a même donné dans l’étrange référence meta en incluant au sein de leur univers les prophéties de dieu sous la forme de romans pour adolescents (également appelés Supernatural).

Enfin, comment parler d’ambiance lovecraftienne sans toucher quelques mots de l’Antre de la Folie (In the Mouth of Madness), l’incroyable film de John Carpenter sorti en 1995. Dans ce film, un auteur nommé Sutter Cane écrit ses livres sous les ordres des grands anciens, jusqu’à ce que ceux-ci altèrent la réalité en emportant le personnage principal avec eux. Si certains voient en Cane une référence à Stephen King, les amateurs du misanthrope de Providence ne pourront le détacher de l’image de l’écrivain qui transcrit ce que les bêtes du cosmos lui susurrent.

Les livres perdus

Dans l’imaginaire collectif, le livre perdu va bien souvent s’associer aux livres mythologiques, dont la plupart sont considérés comme païens aujourd’hui, renfermant les fantasmes d’une compréhension du monde engloutie à jamais. Je ne vais pas citer chaque religion oubliée et son manuscrit retrouvé en lambeaux, mais il y en a quelques-uns qui se démarquent plus que les autres. Je ne vais pas non plus m’étendre sur les ouvrages perdus de tous les philosophes de la Grèce Antique, pas plus que ceux des écrivains largement célébrés tels que Molière, Shakespeare et autres Racine.

Les livres saints et ouvrages sacrés irrécupérables sont la source de beaucoup de mystères pour les occidentaux en mal d’exotisme, bien conscients également que leurs ancêtres sont probablement la cause de leur disparition. En effet, les Codex des civilisations Mayas, Incas ou encore Aztèques ont été brûlés par les conquistadors espagnols, tout comme les temples vikings l’ont été par les chrétiens. D’autres écrits encore plus mystiques brûlent parfois les lèvres des théologiens, comme les Livres de Thoth de l’ancienne Egypte ou encore les tablettes des dix commandements, que l’on pourrait considérer comme des proto-livres aujourd’hui perdus avec l’Arche d’Alliance. Le livre des rois d’Israël, Jaya et Bharata (prémices du Mahabharata) ou encore l’Arzhang, le livre d’images des saints du Manichéisme, sont d’autres exemples de livres sacrés égarés, trop détériorés, ou tout simplement détruit par pur esprit colonialiste.

Parmi ceux-là, les Manuscrits de la mer morte sont ceux qui affolent le plus l’imagination à cause des fragments épars qui en ont été retrouvés. Ces derniers ont d’ailleurs servi de base à un autre travail, celui de Hideaki Anno, pour la création de sa série d’animation Neon Genesis Evangelion. Ce n’est pas le seul travail perdu qui a abouti à une œuvre d’art, puisque l’énigmatique Tome 2 de La Poétique d’Aristote est ce qui a inspiré l’écrivain Umberto Eco pour son célèbre roman Le Nom de la Rose

Les livres essentiels aux récits

Créer un livre fictif à l’intérieur d’un récit, cela peut n’être qu’une facilité scénaristique servant le world building, complètement anecdotique à l’histoire que les auteurs et autrices veulent nous raconter. C’est le cas de nombreux thrillers où le détective/personnage central est également un écrivain. S’il arrive que ce soit un sujet fort intéressant, comme l’a pu être cette année The Infernal Machine dans le film du même nom, un livre fictif ayant causé une dépression nerveuse chez un de ses lecteurs menant à une grosse fusillade, c’est bien souvent parfaitement accessoire. Ce sujet fera peut-être l’objet d’un article à part, mais on peut citer en bataille la série des Elsie et Ethelred de L.C. Tyler, Paul Colize et son Nouveau Maître du Thriller, ou encore La Ligne Noire de Jean-Christophe Grangé.

Il y a cependant des livres essentiels aux récits dans lesquels ils ont été créés, en ce que l’histoire racontée n’existerait pas sans eux. L’exemple qui est, paradoxalement, le plus parlant et le plus méconnu, est le Livre rouge de la Marche de l’Ouest. Ce livre fictif est le manuscrit sur lequel le linguiste J.R.R. Tolkien serait tombé par hasard avant d’en faire la traduction en anglais. Cette traduction, vous l’aurez compris, donnera Le Seigneur des Anneaux. Tolkien, en plus de s’être auto-intégré dans son propre récit, a depuis toujours clamé que la Terre du Milieu était notre Terre à nous, mais à une époque indéterminée. Si peu de gens connaissent l’existence de ce livre rouge, c’est principalement parce qu’on s’en fout royalement, néanmoins, il démontre de la part de l’auteur une véritable intention de maîtriser toutes les strates de son récit, de son passé jusqu’à son futur. Le proto-manuscrit de seize pages sur une suite du Seigneur des Anneaux, dans un monde où la magie, les elfes et les nains ont presque intégralement disparu, en est un autre témoignage.

Les deux mangakas Tsugumi Ōba et Takeshi Obata ont quant à eux monopolisé l’esthétique du livre fictif au début des années 2000 avec leur œuvre Death Note. Dans ce manga, le livre éponyme est un ouvrage vide normalement réservé aux dieux de la mort, ici tombé entre les mains de Light Yagami, et avec lequel ils peuvent tuer n’importe qui. Plus récemment, le livre d’Emily St John Mandel, Station Eleven, inscrit le comics du même nom comme une source de motivation pour son personnage principal, quand le Guide du Voyageur Galactique d’H2G2 de Douglas Adams sert de notice essentielle à Arthur Dent. Plus tiré par les cheveux, je ne peux résister à l’envie de parler du roman A Night Time Smoke de l’auteur fictif D. Oswald Heist, une sorte de Roméo et Juliette en space opéra. Ce dernier est le déclencheur de l’histoire du comics Saga, puisque sa lecture a permis à Alana et Marko, deux soldats appartenant à deux races ennemies en guerre, de se rapprocher pour créer Hazel, l’enfant pourchassée dans toute la galaxie et également narratrice du récit. Je ne peux conclure cet article sans au moins mentionner le Navidson Records de La Maison des Feuilles de Mark Z. Danielewski, mais dont je garde quelques munitions pour un futur article.


7 réponses à « Ces Livres n’existent pas, ou l’art de la littérature fictive »

  1. Avatar de LE CHALLENGE OVERBOOKÉ 2023 – Vagabond Cosmique

    […] 2022, lire mon expérience personnelle sur ce dernier, ou bien vous laisser tenter par de la littérature plus ésotérique, un bon manga, ou encore des idées SF en veux-tu, en […]

    J’aime

  2. Avatar de A-t-on écrit de bons livres d’horreur cosmique après l’an 2000 ? – Vagabond Cosmique

    […] lire d’autres articles axés sur la littérature ou l’horreur, vous pouvez trouver sur ce blog un article sur les livres fictifs, sur le found footage (Marble Hornets et la série V/H/S), ainsi que sur les histoires courtes […]

    J’aime

  3. Avatar de A-t-on écrit de bons livres d’horreur cosmique après l’an 2000 ? – Vagabond Cosmique

    […] lire d’autres articles axés sur la littérature ou l’horreur, vous pouvez trouver sur ce blog un article sur les livres fictifs, sur le found footage (Marble Hornets et la série V/H/S), ainsi que sur les histoires courtes […]

    J’aime

  4. Avatar de Pourquoi le mouvement Hopepunk doit perdurer – Vagabond Cosmique

    […] Ces livres n’existent pas, ou l’art de la littérature fictive […]

    J’aime

  5. Avatar de Que lire en Fantasy pour varier du médiéval européen ? – Vagabond Cosmique

    […] Ces Livres n’existent pas, ou l’art de la littérature fictive […]

    J’aime

  6. Avatar de Ces livres ont questionné mon humanité – Vagabond Cosmique

    […] L’art de la littérature fictive […]

    J’aime

  7. Avatar de Ce Trou est fait pour moi ! (L’Anomalie d’Amigara) – Vagabond Cosmique

    […] Ces Livres n’existent pas, ou l’art de la littérature fictive […]

    J’aime

Laisser un commentaire