Les îles ont toujours été de fascinants sujets d’observation. Le caractère isolé de la majorité des peuples insulaires rend leur développement aussi singulier que la nature des problèmes qu’ils ont à régler. Un pays physiquement coupé des autres doit souvent improviser lors de catastrophes, qu’elles soient naturelles ou créées par l’homme, et leur système de pensée se façonne sans nécessairement pouvoir se confronter à ceux des autres nations.

Les Îles Féroé font partie de ces contrées étranges dont on ignore beaucoup de choses si ce n’est les clichés. Leur éloignement géographique, leur statut international rattaché au royaume du Danemark, mais aussi la petitesse de leur territoire leur permettent d’évoluer dans leur coin dans une relative indifférence. Moins de 60 000 habitants répartis sur dix-sept des dix-huit îles qui composent ce chapelet de montagnes, éparpillés dans des villages aux creux des fjords, à l’abri des vents violents.

Si un fossé est, comme pour beaucoup d’autres nations isolées, en train de se former entre les anciennes générations et les nouvelles, et que des schismes importants existent dans la façon dont ils veulent voir évoluer leur patrie, j’ai personnellement eu la chance d’y rencontrer des gens ouverts sur les autres et sur le monde. Entre le désir d’indépendance de certains et la volonté de transmettre leur façon de vivre des autres, Føroyar (leur nom en féroïen) est une destination qui aide à se recentrer.

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De l’humanité pour l’humain

Je n’avais jamais vu une civilisation aussi sereine et détendue avant de rencontrer les Féroïens. On le sait, le niveau de vie des pays scandinaves est assez élevé (et oui, même s’ils ne font pas géographiquement partie de la Péninsule Scandinave, leur appartenance au Danemark me force à les considérer comme tel), et avec le confort vient logiquement une certaine forme de décontraction naturelle et de recul face à l’adversité. Ce sentiment est évidemment exacerbé lorsque vous êtes à la fin du monde, cachés au milieu des îles. Je me souviens avoir payé un ticket de bus à moitié prix parce que j’avais mal prononcé le nom de ma destination, et personne n’est venu me demander de retourner payer la différence une fois l’erreur dévoilée. Pour eux, chauffeurs comme locaux, l’erreur était faite et elle appartenait au passé.

Les Féroïens sont, au final, la représentation parfaite d’un système qui fait confiance à ses citoyens, car il peut se le permettre. En effet, il est plus facile de donner des libertés à une population qui ne dépasse pas la taille d’une petite agglomération en France, plutôt qu’à un pays de plusieurs millions où le potentiel de dérapage est bien plus élevé. Pour preuve, les Îles Féroé n’ont qu’une seule prison occupée – lors de mon séjour – par seulement douze détenus. Si les personnes coupables de gros crimes, ce qui est rare, sont déportées au Danemark, ce chiffre n’en reste pas moins très faible.

Cette foi en l’humain, on peut également la voir dans leur quotidien. Rares sont les Féroïens qui ferment leur porte à clés en partant de chez eux. Rares également sont ceux qui vous refuseront de l’aide ou qui seront inflexibles sur les règles. Vous n’êtes pas sûrs que la brique de lait que vous voulez acheter est la bonne pour votre recette ? Prenez-la sans payer le temps de vérifier et revenez le lendemain pour régler l’affaire. Besoin de liquidités alors que vous êtes au supermarché ? Payez un montant rond avec une carte que la caissière vous redonne en cash. Le pays entier est un véritable marché aux puces où les habitants répondent à des annonces à l’aveugle en mettant de l’argent dans des boîtes aux lettres, récupérant ainsi landaus, canapés, tables basses et autres objets laissés devant des garages. Une certaine idée des relations humaines.

Évidemment, il serait naïf de dire que tout est parfait ou que les problèmes sont inexistants, mais la preuve palpable qu’une meilleure société humaine est atteignable n’est pas un sentiment désagréable. Cependant, on peut tempérer l’apparente bienséance des habitants en arguant qu’il est plus simple de faire confiance aux gens lorsque l’on connaît tous les visages de sa ville, voire du pays. C’est une vérité, personne ne veut être pointé du doigt par ses voisins dans une contrée où l’anonymat n’existe pratiquement pas. Néanmoins, l’humanité dans leur façon de vivre est une chose dont il est possible de s’inspirer, à défaut de bêtement essayer de la répliquer.

Deux natures paradoxales

Extrait de l’article Black Metal Hiking: “L’une des choses qui frappe le plus lorsque l’on pose les pieds sur les Îles Féroé, c’est la brutalité de leur environnement. Leurs paysages sont durs et presque lunaires tant ils ne sont composés que de montagnes délabrées et abruptes, hostiles à la vie humaine. Et puis, un sentiment s’installe dans notre esprit au fil des jours. La nature n’est pas simplement rude : elle est dangereuse. Et comme toute chose dangereuse, elle est respectée. Entre les pentes interminables, les pics à chaque virage et les vents à faire s’envoler les pierres, on aurait été en droit de penser qu’un pays sous l’égide du Danemark aurait plus grandement aménagé son territoire. Au lieu de cela, les villages se sont formés au cours de l’histoire là où il y avait de la place, sans s’étendre à l’infini ni travestir l’horizon avec des tours à n’en plus finir.

Même leurs moyens de se déplacer entre les villes a dû s’adapter aux vacillements climatiques : des tunnels sous-marins pour ne pas mettre une dizaine de ponts à l’épreuve du vent. Très peu d’éoliennes sont visibles à l’horizon en dépit du climat venteux, et presque aucun site touristique majeur n’est affublé d’un magasin de souvenirs ou d’un café hors de prix. Si sur le coup, on trouve cela dommage, on se rend compte après quelques minutes à quel point il serait regrettable de souiller une telle terre immaculée. Laisser la nature aussi vierge que possible est une règle élémentaire du savoir-vivre, mais elle peut devenir un véritable combat lorsqu’il s’agit de faire adopter ce leitmotiv aux étrangers.

Ce respect vis-à-vis de la Terre et de ses forces peut être perçu comme paradoxal si l’on se penche sur leurs pratiques culinaires controversées. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que du point de vue des Féroïens, la chasse à la baleine n’est pas une industrie. Lorsqu’un bateau de pêche tue une baleine, ils la ramènent au village pour en extraire la viande. Ensuite, les pêcheurs en question et leurs familles en ont une portion, puis les personnes âgées en ont une autre, et enfin, s’il en reste, les premiers arrivés seront les premiers servis. Pas de profits, pas de jaloux.

Pourquoi parler de cela dans un chapitre qui traite de la confiance et du respect de la nature ? Tout simplement parce que, comme beaucoup d’occidentaux, lorsque j’entends que l’on tue des baleines pour les manger, je trouve cela absurde et révoltant, tout en sachant pertinemment que je mange d’autres formes de viandes. Les Féroïens m’ont ensuite expliqué leur façon de voir cette pratique, mais surtout, leur incompréhension sur le procès qui leur est fait. Dans leur vision, la baleine vit sa vie d’animal, en étant libre de ses mouvements et soumise à aucune contrainte, puis, un jour, elle se trouve au mauvais endroit au mauvais moment et elle est tuée par des pêcheurs. C’est, selon eux, bien plus respectueux que d’élever du bétail uniquement pour le tuer ensuite, bétail qui ne goûtera jamais les grands espaces dans le meilleur des cas, et qui sera élevé dans des conditions infâmes dans le pire. S’il est difficile de l’accepter, tant la pratique est extérieure à la culture française, leur consommation de viande est en accord avec leurs principes de vie et leur vision de la liberté. La seule autre viande qu’ils consomment régulièrement en dehors du poisson est le mouton, un animal qui vit en liberté partout sur les îles (bien qu’appartenant obligatoirement à un fermier, comme pour les rennes norvégiens).

Tout ceci, vous vous en doutez bien, est parfaitement théorique. L’argument est beau et il a même du sens, on serait presque tenté d’y voir un joli tacle (validé par la VAR) envers notre éternelle hypocrisie. Une histoire de poutre et de paille. Cependant, “ils bégaient », comme dit la nouvelle génération, quand on leur demande si cette vision humaniste et libertaire s’applique aussi au grindadráp (plus communément appelé grind). Cette “““tradition”””, qui est à mettre dans le même panier que les corridas, consiste à piéger les baleines et les dauphins en les amenant hors de l’eau afin de permettre aux habitants de les égorger sur la plage. Comme quoi, nulle société n’est exempte de tout reproche et, s’il est vrai que l’herbe est parfois plus verte ailleurs, elle recouvre rarement l’intégralité du pré. Malgré tout, on sent que le regard de la communauté internationale sur ces pratiques leur pèse un peu, notamment chez les jeunes. Pour d’autres, il y a une véritable crainte palpable des changements que leur pays pourrait subir sous l’influence de cultures étrangères.

L’occidentalisation de la liberté

La façon la plus rapide de transformer le Paradis en Enfer, c’est d’y laisser entrer les humains, et dans le cas échéant les touristes. Aux Féroé, on peut observer, comme chez la plupart des pays occidentaux, un schisme entre les générations nées après la Seconde Guerre mondiale et celles nées avec Internet : La volonté de garder un entre-soi maladif face à l’ouverture démesurée.

Extrait de l’article Black Metal Hiking: “L’un des gros débats d’actualité aux Îles Féroé, au point où cela en devient un sujet de discorde majeur lors des élections, c’est la place donnée aux touristes. Si ces derniers sont toujours plus nombreux, cela n’est pas du goût de tous, et notamment des fermiers. La terre féroïenne appartient à tous, ou plutôt à personne, c’est l’une des raisons pour laquelle les sites « touristiques » ne sont pas aménagés. Mais depuis quelques années, certains fermiers dont les domaines se trouvaient à proximité de chemins de randonnée populaires ont pu imposer une taxe de passage pour accéder à ces beautés naturelles. Pas moins de 200 DDK la randonnée, ce qui équivaut à presque 27 € au moment où ces lignes sont écrites. Cette décision divise, car elle repose sur la violation d’une philosophie chère aux amoureux de l’outdoor : personne ne devrait avoir à payer pour profiter de quelque chose que l’homme n’a pas construit. Ce choix est aussi absurde que logique, car il vise à freiner l’arrivée en masse de cars de touristes qui, par leur simple présence, vont dégrader un lieu petit à petit, mais également déranger la tranquillité d’un peuple qui avait appris à se complaire dans sa singularité. Cela répond également à une envie de se développer économiquement au-delà du strict minimum en monétisant tout ce que l’on peut monétiser : le capitalisme à l’occidentale.

Nous pouvons par ailleurs, nous Français, compatir avec cette tendance qui corrompt petit à petit les paradis. En effet, la dernière fierté féroïenne se trouve être le grand tunnel sous-marin (avec son rond-point) qui a permis à beaucoup d’usagers de gagner plus d’une heure de trajet par jour. Comme pour les autoroutes en France, il était question que le tunnel devienne gratuit une fois qu’il serait remboursé, et, comme pour les autoroutes en France, il va rester payant à cause d’une compagnie privée. Étrange pour un pays qui est si fier du faible coût de ses ferries et de la gratuité des bus de Tórshavn (la capitale).

Enfin, la clémence de leur système éducatif, qui permet notamment aux jeunes féroïens d’aller gratuitement étudier au Danemark, organise petit à petit la fuite d’une jeunesse qui pourrait s’opposer à la transformation de leur pays. Même si, après tout, une ouverture sur le reste du monde apporte une saine remise en question de ses propres voies, elle parvient parfois à renforcer nos certitudes. Les Îles Féroé restent encore une exception culturelle perdue qu’il faut protéger et dont il faut aussi s’inspirer, sans les forcer à se fondre dans un système qui ne correspond pas à leur mode de vie. Par contre, sans déconner, arrêtez le grind.


7 réponses à « La Voie Féroïenne »

  1. Avatar de CUISINE AILLEURS #1 – Vagabond Cosmique

    […] quand même pas tous les jours que j’aurais l’occasion d’en manger”, tout en sachant la façon horrible dont elles sont traitées. Pour information, cela a exactement le goût que l’on s’imagine en entendant les mots […]

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  2. Avatar de Black Metal Hiking – Vagabond Cosmique

    […] La voie féroïenne […]

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