Disco Elysium est le premier, et à ce jour seul, jeu vidéo de ZA/UM, studio estonien fondé par l’écrivain Robert Kurvitz, un schéma qui n’est pas sans nous rappeler l’implication du romancier français Alain Damasio dans la création du studio Dontnod (Life is Strange, Vampyr). Le jeu est sorti en 2019, mais il n’a véritablement explosé qu’en 2021 en étant exporté sur les consoles de salon, et encore plus en France à cause de la nécessité d’offrir aux joueurs une version traduite, due aux rédhibitoires pavés de textes. Et croyez-moi, ils sont nombreux.

Il s’agit d’un RPG d’enquête en vue isométrique, mêlant des éléments de point-and-click et des lancés de dés du jeu de rôle traditionnel. Le joueur est plongé dans la peau d’un flic qui se remet d’une cuite gigantesque, sans se souvenir de qui il est ni de ce qu’il est supposé faire à Martinaise, un quartier de la ville de Révachol. Le jeu a bénéficié d’une Final Cut donnant de la substance à l’expérience (du voice acting par exemple et des quêtes annexes mieux explicitées), et a reçu de nombreux prix, dont Meilleur RPG et Meilleur Narration aux Game of the Year Awards 2019. C’est un chef-d’œuvre que j’ai pris le temps d’explorer en long, en large et en travers avant de venir raconter mon expérience dans cet article.

Vous pouvez également relire d’anciens papiers sur Elden Ring, Spiritfarer, Afterparty, From Software ou encore les jeux que j’aimerais adapter en film ici et .

Premier réveil à Révachol

Je suis relativement accoutumé de la mécanique des RPG, ayant fait mes classes avec les combats au tour par tour des premiers Final Fantasy, puis développant méticuleusement les stats de mes personnages dans les Action-RPG modernes (les jeux From Software, The Witcher 3 etc…), mais je dois admettre que Disco Elysium m’a plongé dans un tout autre monde. Il y a quatre grosses catégories statistiques, contenant elles-mêmes six sous-catégories qu’il vous sera possible d’augmenter au fil du jeu (cf l’image ci-dessous), vous dirigeant naturellement vers les différentes façons de franchir les obstacles de ce monde. La façon dont votre fiche de stats influence le jeu sera développé dans une partie suivante.

J’ai compris le genre de monde dans lequel j’étais dès mon premier réveil, après avoir choisi un archétype de personnage un peu aléatoirement (trois vous sont proposés au début de l’histoire, en plus d’une personnalisation). Le flic, pour l’instant sans nom, se réveille difficilement dans une chambre d’hôtel ruinée, le tout en caleçon. En ramassant lentement ses vêtements, j’ai aperçu une cravate suspendue à un ventilateur de plafond, et j’ai naturellement essayé de la récupérer : échec du lancer, crise cardiaque, décès, fin de la partie.

Ah. Bon. Ok.

C’est donc ce genre de jeux où il va falloir évaluer ses choix avec beaucoup de prudence et éventuellement jouer avec les sauvegardes pour ne pas se flinguer une partie après de longues heures de jeu, surtout quand un playthrough à peu près complet nécessite une trentaine d’heures. Cette expérience, je ne suis pas le seul à l’avoir vécue, et il est même de l’avis de la plupart des joueurs que ce test raté est plus là comme une mise en garde envers le joueur que comme un révélateur de la difficulté de l’aventure. En effet, il est assez difficile de mourir par la suite – il faut un concours de circonstances négatives en plus d’une absence totale de management de ses ressources de soin – ou même de se soft lock/hard lock de la progression (cas particulier dans lequel le joueur est toujours vivant, mais dans l’incapacité physique/technique de continuer l’histoire).

Pour ce qui est des sauvegardes, le sujet fait débat. Il y a une partie de la communauté qui exècre de tout son être l’idée de recharger une sauvegarde précédente dans les RPG et dans les jeux à choix en général, considérant même qu’elles devraient être interdites. Ce qu’ils détestent en réalité, c’est le pendant exagéré de cette mécanique appelé scum saving, c’est-à-dire l’exploitation d’une surabondance de sauvegardes manuelles, surtout avant de passer un skill check, pour pouvoir recharger la partie en cas d’échec et retenter sa chance à l’infini. Personnellement, je demanderais à ces personnes de se mêler de leurs fesses, mais je peux comprendre l’agacement. Le principe d’un jeu à probabilités est justement d’en être l’esclave, pour le bon comme pour le mauvais. Si je saute de joie en réussissant un skill check qui me donnait 3% de réussite (tenté juste pour le panache), je ne peux pas relancer le jeu après en avoir raté un à 97% parce que j’estime que c’est injuste.

Ma philosophie personnelle est simple : dans les jeux à choix, RPG ou autre, ma première partie se fait toujours sans scum saving, sans regarder à l’avance les “bons” choix dans des guides et en faisant ce que j’estime être le mieux, peu importe le résultat. Ensuite, une fois la première partie terminée, j’en recommence plusieurs pour voir tout ce que j’ai manqué, volontairement ou involontairement, et plus simplement pour faire l’expérience de l’intégralité de ce que le jeu a à m’offrir. Là et seulement là, je me permets d’abuser des sauvegardes pour ne pas avoir à faire douze parties de 30 heures afin de voir la fin d’une quête. Cela a fonctionné pour Until Dawn, pour Detroit : Become Human, et évidemment pour Disco Elysium, pour lequel j’ai fait six parties complètes afin d’explorer tous les chemins possibles et m’approcher au maximum d’un impossible 100%. C’est ma façon de jouer, personne n’est forcé de l’adopter.

Une gueule d’atmosphère

Cela va sans dire, si j’ai passé au total plus de 150 heures dans les rues de Révachol, ce n’était pas par masochisme ou par volonté irrationnelle de compléter les jeux à 100%. Non, si j’ai fait autant de parties, c’est parce que l’univers m’a happé et m’a fasciné au point de vouloir en épuiser toute la sève, et c’est en grande partie grâce à son atmosphère.

Même sans avoir joué au jeu, vous avez dû vous rendre compte en regardant les images qui illustrent cet article que la charte graphique est assez particulière. La direction artistique a été menée d’une main de maître par Aleksander Rostov, choisissant de donner à chaque portrait un style « peinture à l’huile » pour appuyer l’irréalité intemporelle des carcasses qui déambulent dans les rues de Martinaise. Si Rembrandt, Ilya Repin, Alex Kanevsky ou encore Wassily Kandinsky sont cités comme influences, c’est vers deux autres artistes que j’ai trouvé le plus de ressemblances. Tout d’abord les portraits de Jenny Saville – également citée – dont l’utilisation de plaques colorées en surimpression rappelle les visages de certains portraits emblématiques de Disco Elysium, comme notre compère Kim Kitsuragi, Jauche-Caboche ou encore l’énigmatique “Mega Rich Light-Bending Guy”.

Mais ce qui m’a personnellement frappé fut la sensation d’étrangeté surréaliste qui planait comme un voile sur les lieux et les personnages. En cela, j’ai immédiatement rapproché mon ressenti avec celui que j’avais eu en lisant l’un des plus beaux comic books de l’histoire, à savoir Arkham Asylum. Scénarisé par Grant Morrison, le livre est surtout brillamment illustré par Dave McKean, dont l’ambiance noire et désespérée dégouline avec maestria de chaque coup de pinceau, un peu comme sur les visages des PNJs que l’on croise, englués dans un monde en perdition sans l’espoir d’une échappatoire.

Impossible de parler d’ambiance et d’atmosphère sans mentionner la musique, et celle de Disco Elysium est absolument brillante. Qu’il s’agisse des plages ambiantes vaguement menaçantes, de l’anodic dance music de la discothèque de l’église ou bien des thèmes principaux qui accompagnent nos déambulations, le groupe anglais Sea Power a effectué un travail absolument remarquable.

Fun fact, si vous lisez la section musique de ce blog, ou si vous me connaissez personnellement, vous savez sans doute tout le bien que je pense du groupe Periphery; et bien il se trouve que leur guitariste Mark Holcomb s’est occupé du voice acting de trois personnages, et pas des moins intéressants (Tommy Le Homme, Call Me Mañana et le fumeur au balcon).

Arkham Asylum de Dave McKean

L’enquête, quelle enquête ?

Quand vous vous réveillez, on vous apprend rapidement que la raison de votre déploiement dans le quartier de Martinaise est la présence d’un homme pendu. Avec l’aide de Kim Kitsuragi, un lieutenant d’un autre poste que le vôtre, vous allez devoir naviguer entre les milices auto-proclamées, les travailleurs en grève, les syndicats, les transporteurs bloqués, les vagabonds, les scientifiques et les mercenaires pour démêler toute l’histoire.

Le but réel du jeu n’est pas de résoudre l’enquête du pendu, mais plutôt de comprendre ce qu’il se passe dans ce monde et comment cet environnement a modelé les factions qui s’entretuent aujourd’hui. Le deuxième objectif est de découvrir quel genre de personne vous êtes, vous : allez-vous continuer à participer à l’anéantissement du monde sans rien faire, en baissant les bras devant l’inévitable et sempiternelle lutte des hommes les uns contre les autres ? Ou allez-vous régler les problèmes un par un, aussi petits soient-ils, jusqu’à ce que l’on puisse entrevoir de grandes solutions ?

Le jeu vous impose de devenir un archétype de flic en fonction des réponses que vous choisissez, à condition d’être déterminé à jouer d’une certaine façon et non à choisir toutes les réponses pour déclencher un maximum de quêtes. Ce système a les qualités de ses défauts, en ce qu’une petite phrase qui vous paraissait sensée peut vous condamner à être un flic de telle ou telle trempe. Par exemple, le fait de sélectionner une réponse avec le mot “désolé” dedans vous donne un point de plus dans la catégorie “flic pathétique”, alors qu’il y a parfois de bonnes raisons de s’excuser (surtout si l’on fait partie de la police, hum-mm). Ainsi, vous pourrez être au choix un flic droit et honorable, un flic violent et corrompu, un flic de l’apocalypse qui référence sans cesse la fin du monde, un flic superstar qui se croît intouchable, ou encore un flic barbant si vous choisissez les réponses neutres. Le meilleur combo restera pour moi la voie du flic artsy + flic obsédé par l’argent, car il vous permettra de vous lier d’amitié avec les artistes de Révachol et de rencontrer le personnage le plus conceptuellement étrange du casting (voir Light-bending Guy plus haut). C’est aussi parce qu’il s’agit de ma conception personnelle du monde que de placer l’art au-dessus de tout et de défendre l’idée qu’en délestant la race humaine de tout ce qu’elle a construit, l’art serait la seule chose qui nous permettrait de transcender la réalité.

Vos réponses et choix de dialogues influencent également vos idées politiques et vous rangent dans les cases appropriées : communiste, fasciste, ultralibéraliste ou moraliste. C’est évidemment un système imparfait, puisque vous ne pouvez pas créer votre propre réponse et que le jeu vous force un peu à prendre parti dans des combats qui ne vous intéresse pas forcément, tout en minimisant les possibilités de nuances. Impossible dans ces cas-là de refléter la complexité nécessaire de l’homme moderne quant à sa compréhension du monde qui l’entoure. Néanmoins, poursuivre les quêtes politiques jusqu’au bout permet d’accéder à des scènes et à des personnages qu’il vous serait impossible de rencontrer autrement, et d’enrichir par là-même le lore du jeu. En plus de cela, certaines de ces quêtes amènent à des fins cachées, comme celle où on vient vous extraire en dirigeable de la ville après avoir déterminé l’existence d’un trou dans la réalité, ainsi qu’une possible assimilation de Révachol par le Pâle (plus sur le Pâle ci-après).

Résoudre l’intrigue du monde abandonné de Disco Elysium est donc bien plus central que de résoudre l’enquête. Au final, un mort reste un mort, et qu’importe qui l’a tué, ce sont les mouvements individuels et collectifs des habitants qui ont mené à cette mort, quand bien même ils n’ont pas appuyé eux-mêmes sur la gâchette. Et puis nous n’étions pas supposé comprendre comment le mercenaire avait été tué, nous étions supposé décortiquer la machine infernale qui amène les mercenaires à se faire tuer.

Attention : Le paragraphe suivant contient un spoiler pour la fin du jeu, et même si vous avez probablement compris que résoudre le mystère n’était pas la partie la plus importante de Disco Elysium, je ne peux que vous recommander d’y jouer avant de poursuivre ou de passer à la section suivante.

L’idée de créer un mystère presque sans solution était un choix volontaire de la part des créateurs. Pour eux, démontrer qu’il était impossible de résoudre le meurtre permettait de mettre en lumière l’idée que c’est Révachol et ses habitants qui sont condamnés à stagner dans une violence sans réponse. Car en effet, le meurtre est insoluble pour nous comme pour Harry, puisque le coupable est un personnage isolé sur un petit îlot, impossible à rencontrer et à anticiper avant la dernière demi-heure de jeu. Le joueur ne pouvait littéralement pas déterminer un coupable dont il ignorait l’existence, tout comme les habitants de Révachol ne peuvent pas se retourner contre ceux qui les ont laissés à l’abandon, pauvres et dans une cité délabrée en proie aux conflits idéologiques.

Si tout cet aspect sociologie politique paraît bien trop sérieux sur papier, je tiens tout de même à préciser que le jeu est extrêmement loufoque et également très drôle. Certes les pavés de textes sont intimidants, mais ils valent vraiment le coup.

Le monde que l’on peut voir

Disco Elysium se déroule dans un monde qui possède 6000 ans d’existence, et dans lequel les zones territoriales exploitables sont séparées par une brume insondable que l’on explorera dans la partie suivante. Ce qui nous intéresse ici, c’est le monde palpable, celui que l’on foule avec les pieds de notre superflic préféré, Harrier Du Bois (votre nom une fois que vous avez retrouvé votre insigne).

Je laisserai le soin aux personnes désirant jouer au jeu de découvrir l’histoire complète de Révachol à travers les nombreux dialogues et documents que vous pourrez dénicher, mais préparez-vous à passer votre temps à lire. Petit aparté, mais l’omniprésence de textes en français dans les environnements (les graffitis notamment), ainsi que l’existence d’une révolution et d’un renversement de la monarchie me portent à croire que notre patrimoine culturel a eu son rôle à jouer dans la création de l’univers.

Ce que j’ai découvert au cours de mes nombreuses parties, mais surtout dès mon deuxième playthrough avec des stats de départ totalement différentes, c’est à quel point la richesse du jeu est amenée avec minutie, même s’il est malheureusement impossible de s’en rendre compte en n’y jouant qu’une seule fois. C’est une façon élégante de vous apprendre que vos appétences et vos points forts (tout comme vos points faibles) vont modeler votre vision du monde sans même que vous vous en rendiez compte.

Si au départ on peut penser que les lancers de dés, ces fameux skill check, n’apparaissent que dans les conversations ou devant des tâches bien spécifiques, on se rend vite compte que le jeu est constamment en train de faire des tests passifs, partout où vous vous déplacez. Un petit prompt de couleur apparaîtra souvent au-dessus de votre tête pour vous dévoiler une pensée, un détail, un quelque chose que votre personnage a remarqué passivement grâce à vos points de compétences. Cela pourra vous dévoiler un savoir qui vous était passé sous le nez dans vos deux ou trois parties précédentes parce que vous aviez échoué le skill check sans vous en rendre compte. C’est précisément pour cela que chaque partie est différente : si vous avez axé votre personnage sur les compétences d’intellect, vous aurez des connaissances de base plus grandes et aurez moins besoin de poser des questions basiques à tout le monde; si vous l’avez axé sur la psyché, vous aurez des perceptions et des intuitions qui vous rapprocheront du monde invisible; si c’est la force brute que vous visez, on vous dirigera plus vers les choix violents; et enfin si vous pensez que l’utilisation d’outils est primordiale, vos compétences de motricités vous feront dénicher des instruments et comprendre des machines que vous auriez cassé dans des parties précédentes. En choisissant les compétences que vous améliorez, vous changez radicalement votre façon d’avancer dans cette ville.

C’est votre attitude qui modèle le monde autour de vous, pas l’inverse. Même si endosser cette responsabilité est un fardeau qui paraît trop lourd, vous devez l’accepter. Vous avez le contrôle sur le monde réel. Vous choisissez votre façon de le voir. Vous choisissez votre façon d’interagir avec lui. Vous choisissez de le laisser rôtir dans le chaos.

Le monde que l’on ne voit pas

Comme dit plus haut, le monde dans lequel vous évoluez est composé de zones habitables séparées par une matière difficilement traversable, un “tissu connecté” qui ne répond pas aux lois de la réalité. Dès lors qu’un simple manant ne peut traverser cette zone, toutes les villes, appelées insulas, sont complètement isolées les unes des autres. Dans ces cas-là, il est très facile de laisser les habitants à l’abandon, dans une société en perdition pour laquelle ils disparaissent dès l’instant où ils ne sont plus visibles. C’est une vision désespérée du monde moderne, mais peut-être pas si éloignée que cela de la réalité. Hélas, il me manque probablement un gros bloc de connaissances sur la culture estonienne, et post-URSS en général, pour saisir la portée d’un éventuel trauma générationnel sur une population invisibilisée.

Il faut savoir qu’avant d’entamer l’écriture du jeu, Robert Kurbitz a écrit un roman du nom de Sacred and Terrible Air se déroulant dans le même monde. Cet ouvrage est bien évidemment écrit en estonien, une langue éminemment compliquée à lire et à traduire, et les quelques tentatives de traductions indépendantes ne sont plus disponibles au moment où ces lignes sont écrites. Le roman a été vendu à mille exemplaires, ce qui a plongé son auteur dans la dépression et l’alcoolisme (influençant peut-être le personnage principal), et peu nombreux sont ceux qui sont capables de nous raconter son contenu.

Il en existe tout de même certains qui ont pu se procurer le livre, mal traduit par des amateurs je le rappelle, l’ont lu, et ont alimenté les discussions sur le lore du monde de Disco Elysium. Tout ce qui suit est un spoiler, mais c’est éminemment important pour comprendre la philosophie qui se terre dans la création de ce jeu. Le roman, écrit en 2013, se déroule 22 ans après le jeu, dans un monde où la ville de Révachol a disparu sous une attaque nucléaire. Ce qui veut non seulement dire que le jeu est un préquel, mais que toutes les références à la fin du monde dispersées dans les rues ou dans les choix de dialogue de notre personnage ne relèvent pas que d’une bête esthétique de l’apocalypse : elles sont prémonitoires. Les prémonitions au sens large sont un thème central, en ce que notre lieutenant double-yefreitor, ainsi que quelques PNJ, semblent en capacité d’anticiper certains événements, de connaître des choses qu’ils ne devraient pas connaître, et même de tricher avec la réalité en percevant des éléments du passé. Avec l’apport du livre, on comprend qu’ils percevaient également le futur.

La brume qui craquelle le monde est donc appelée The Pale/Le Pâle. Elle est aussi réelle que métaphorique, mais elle joue un rôle bien plus étendu sur l’intrigue que ce qu’on pourrait croire. Selon certaines théories de fan, ce serait en traversant cette brume sans se protéger que Harry aurait commencé à perdre tous ses souvenirs (au début du jeu, il ne sait même plus ce qu’est l’argent), et il est possible que l’état mental de certains personnages clé soit lié à cette même exposition. Lorsque l’on demande au magnifique Phasmidé Insulindien, un cryptide mythique qui semble vivre sur plusieurs strates de réalités, ce qu’est le Pâle, voici ce que ce dernier nous répond : “Il s’agit d’une ombre nerveuse que tu projettes sur le monde, et qui dévore la réalité. Un territoire étendu artificiel. Sa naissance coïncide avec l’avènement de l’esprit humain.” Cette rencontre, qui sert d’illustration principale à l’article, est l’un des plus beaux moments de jeux vidéo que j’ai pu vivre ces dernières années.

Un animal en danger nous dit donc mot pour mot que ce qui est en train de détruire le monde est né quand les humains se sont mis à penser. Très clairement, tous les courants politiques et sociaux qui sont exposés – un peu grossièrement il est vrai – dans les dialogues du jeu et à travers certains personnages ne nous montrent qu’une seule chose : les humains sont nés pour se battre. Que ce soit pour une question de race (la voie fasciste), une question de religion (la voie moraliste), une question d’argent (la voie ultralibéraliste) ou une question de classe (la voie communiste), les conflits sont inévitables en plus d’être grandissants. Et il est intéressant de noter qu’au sein même des mouvements, on nous montre que les protagonistes sont incapables de ne pas se battre. C’est notamment le cas avec le cercle des penseurs communistes que vous pouvez rejoindre en choisissant la quête appropriée, et qui se solde par la réalisation commune que le communisme ne pourra jamais triompher puisque les communistes entre eux ne sont pas capables de tomber d’accord sur ce qu’est leur idéologie.

Si l’on a connaissance du livre de 2013 et de l’histoire du monde, tout cela devient encore plus futile. À quoi bon se battre pour une vision du monde quand on sait qu’à peine plus de deux décennies plus tard, il va disparaître ? Et quid de ceux qui délaissent la société dans notre monde à nous, précisément parce que personne ne semble capable de voir autre chose qu’une inéluctable fin à moyen terme ? Pourtant, même en sachant cela, je ne regrette pas d’avoir essayé d’influencer Révachol d’une manière positive, ne serait-ce que parce que je crois dur comme fer qu’un petit geste peut avoir de grandes conséquences.

Je regrette de manquer de culture littéraire estonienne, tout autant que de culture historique, car il a été dit par Kurvitz lui-même que les travaux du poète Arvi Siig ont grandement influencé la création de l’environnement politique du jeu. Peut-être qu’un jour les livres estoniens seront correctement traduits et pourront nous offrir une vision plus approfondie des maux de leur société.

Un jour je serai de retour près de toi

Disco Elysium était censé être le premier chapitre de quelque chose de plus grand, une introduction au monde et à ses problématiques avant d’en explorer les différentes parties. Mais depuis quelques années on le sait, on est habitué, le bonheur nous est constamment refusé. Kurvitz et Rostov ont été virés de ZA/UM pour des raisons qu’il m’est impossible de déterminer, faisant naître un flou sur les ayants droit de la propriété intellectuelle de l’univers du jeu. Entre les nouveaux boss du studio qui affirment qu’ils ont été virés pour comportements inappropriés, harcèlement moral et discrimination, et les anciens employés qui parlent de mouvements d’argents frauduleux entourant le rachat, difficile de démêler le vrai du faux depuis mon petit bureau en France. Toujours est-il que la suite de Disco Elysium est aujourd’hui dans un purgatoire, mais tout ce que je sais, c’est que je serai de retour auprès d’elle quand elle en sortira.


3 réponses à « Repeindre le monde avec Disco Elysium »

  1. Avatar de Morgane Stankiewiez
    Morgane Stankiewiez

    J’ai éminemment apprécié cette perle venue de l’Est. Le propos désespéré, politique, romantique et drôle, le tout avec un système de jeu original et intime, servi par une musique somptueuse, quelle merveille… Je me souviens à peine de l’histoire, de qui a tué qui et pourquoi, seulement de l’amour perdu et que cette blessure est plus dévastatrice que toutes les horreurs, et je pense que c’est là que l’intime rejoint le politique et que l’œuvre se déploie dans toute sa grandeur.

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