Il est des groupes qui vous prennent aux tripes comme rarement vous avez été pris. Tous ceux qui se sont amourachés de The Angelic Process vous le diront, ils ont une place à part dans leur cœur et leur musique continue de résonner longtemps après leur départ. Il faudrait peindre une toile abstraite que l’on accrocherait aux étoiles pour rendre hommage aux longues nuits solitaires qu’ils ont accompagnées, car il n’y a que l’art pour expliquer l’art. Le duo de Géorgie (USA) s’est forgé à travers leurs volutes brumeuses un style unique qui n’a pas perdu de son impact quinze ans après, et il serait bien futile d’essayer de lui donner une explication rationnelle. Hélas, il semble qu’il y ait des étoiles qui brillent avec trop d’ardeur pour subsister. Ainsi, en cette année 2023 qui marquera la disparition définitive du groupe, il était important de célébrer ces soleils que leur noirceur a été capable de raviver.

Un, puis deux, puis rien

The Angelic Process est né de l’esprit de Kristopher Fairchild (aka Kris Angylus) à la toute fin des années 1990 dans un contexte extrêmement pénible. En effet, non seulement la compagne de l’époque d’Angylus s’est tuée dans un accident de voiture en 2000, mais lui s’était également au préalable brisé tous les os de la main dans un autre accident en 1997, le forçant à apprendre à jouer de la guitare avec sa “main faible”. Après le décès de sa grand-mère, Angylus transforme sa maison en studio et commence à composer en s’inspirant de groupes comme Swans, Neurosis et My Bloody Valentine. Un album promotionnel appelé Solipsistic sera distribué à droite et à gauche, mais il ne représente pas vraiment le son qui fera la renommée du groupe. Il a été remastérisé et ressorti en 2020 sur les plateformes, mais ce n’est pas vraiment une écoute que je recommande.

La vraie aventure commence en 2001 avec le premier vrai album …And Your Blood Is Full of Honey, puis avec Coma Waering en 2003. Très rapidement, Angylus est confronté au rejet de la singularité de sa musique bruitiste qui s’inspire des premières vagues de Drone Metal et de Shoegaze, ce qui en fait quelque chose d’incompréhensible pour le manant. Les labels ne comprennent pas sa musique et ceux qui la comprennent ne veulent pas le signer, puisqu’il ne peut pas la jouer en live (et donc vendre des disques), et les ingés sons refusent d’accepter sa vision des balances qui enterrent les voix au milieu des autres instruments. De plus, il grandit en Alabama, qui n’est pas l’État le plus en avance sur son temps des États-Unis, et faire une musique qui diffère de ce qui passe sur MTV est un suicide commercial.

Pourtant, il rencontre du succès à l’international, notamment en Europe, où les scènes alternatives semblent plus ouvertes aux ovnis que dans le sud des USA. En peaufinant sa musique au fil des albums, il obtient une certaine renommée qui lui permet même de rêver d’une tournée européenne. Sur son deuxième album, des morceaux comme “Crippled Healing” et “Coma Waering” annoncent les prémices de ce que l’on va avoir pendant les dernières années du groupe : une musique instinctive et émotionnellement crue, brute et sensorielle. Le multi-instrumentiste est rejoint en 2005 par sa femme Monica Henson (aka Monica Dragynfly), qui s’occupera de la basse et des chœurs. Ensemble ils sortiront les deux EP Sigh et We All Die Laughing, ainsi que le chef- d’œuvre Weighing Souls With Sand, leur dernier album sorti en 2007.

Les deux derniers LP sont à prendre comme un diptyque, puisque Coma Waering raconte la lente dépression d’un homme jusqu’à son suicide, chose qu’Angylus pensera à faire après la mort accidentelle de sa petite amie, et que Weighing Souls raconte la même histoire du point de vue de la veuve qui survit à son mari s’étant ôté la vie. Comme si toute son œuvre était une longue prémonition, ou bien une preuve sinistre de l’inévitable récurrence des tragédies, Kris Angylus se suicide le 26 avril 2008 à 29 ans, succombant à l’un de ses innombrables épisodes dépressifs. Le groupe s’arrête, Dragynfly ne désirant pas continuer seule, et c’est le 1er avril 2023 qu’elle s’éteint à son tour, le jour de ses 46 ans, victime d’une septicémie.

Les habitants du mirage

Quand j’étais au collège, notre professeur de musique nous posait parfois une question assez simple : quel est le plus bel instrument sur Terre ? Pour une raison étrange, les premières réponses étaient toujours “harpe” et “lyre”, certainement parce que ce sont des instruments souvent associés aux divinités et à la noblesse, puis on finissait par lister tous les instruments jusqu’à l’épuisement. La réponse était évidemment très simple, encore fallait-il penser outside of the box, car le plus bel instrument sur Terre est la voix humaine.

Cette devinette a été prise au pied de la lettre par Angylus, puisqu’il a utilisé le chant dans The Angelic Process comme un véritable instrument. Les voix sont en effet placées comme des couches de bruit qui vivent au milieu des strates de guitare et de basse, faisant d’elles les sources de plages sonores inédites. Par ailleurs, il est inutile de chercher les paroles des morceaux, car il n’y en a pas. Chaque partie chantée n’est en réalité qu’un son abstrait, presque primitif, qui semblait naturel au duo au moment de l’enregistrement, et c’est ce qui fait toute la saveur des dernières sorties du groupe. À la manière de l’écriture automatique chez les dadaïstes, on a ici affaire à la plus belle illustration de musique instinctive, comme un retour à notre côté animal.

C’est pour cela que j’ai mis l’accent sur le côté abstrait de leur musique en introduction, et c’est également pour cela que leurs sonorités ont touché les gens aussi profondément. S’il y a bien une chose avec laquelle l’humain ne peut pas tricher, ce sont ses émotions, et entendre des plaintes contemplatives irréfléchies au milieu d’un maelström de sonorités acharnées, ça ne laisse pas indifférent. Écouter une piste comme “Dying in A-Minor”, l’une des expériences musicales les plus follement intenses qu’il m’ait été donné de vivre, c’est comme traverser un mirage où chaque sensation est décuplée. Cette musique force votre corps à s’extirper de sa condition physique pour n’être plus qu’une entité sensorielle décharnée, prête à voir le monde à travers les yeux du vide.

Si vous n’écoutez pas de Shoegaze ou de Drone, tous ces qualificatifs peuvent sembler exagérés, mais je vous assure que si vous parvenez à laisser entrer The Angelic Process par la bonne porte, vous ressentirez des choses qu’aucun autre genre n’est capable de vous procurer. Et puis il y a une vraie identité qui se dégage de cette mixture d’éléments improbables, car ce ne sont pas que les couches de guitares dissonantes les unes sur les autres, ni les geignements abscons du duo qui font de leur musique une expérience à part. Par exemple, la basse de Dragynfly avait apparemment des cordes tellement grosses qu’ils les comparaient à des cordons de téléphone, ajoutant de la puissance et de la profondeur à l’accablement qui s’abat sur nous. Ou encore la batterie tribale qui parvient inexplicablement à trouver sa place dans une musique majoritairement ambiante.

“Les gens pensent que le metal se doit d’être colérique, sale ou violent. Mais Angelic Process n’a rien de violent. Il n’y a pas de paroles, que des textures vocales. Ce ne sont que des émotions pures et brutes.”

M. Dragynfly

La souffrance ne s’éteint pas, elle se transmet

Pour apprécier un album comme Weighing Souls et l’infinie tristesse qui s’en dégage, il faut être prêt à se livrer complètement. Il y a un contrat tacite passé entre l’auditeur et l’artiste qui demande un abandon complet des barrières que l’on érige entre soi et l’art. La dévotion qui transpire de cet album est un reflet de la sincérité qui y est mise, car on y entend des personnes brisées tenter de déterrer la beauté dans leur souffrance. J’ai dit plus haut que Coma Waering et Weighing Souls formaient un diptyque thématique racontant une histoire précise, mais j’ai aussi dit qu’il n’y avait pas de paroles écrites (les thèmes ont été donnés dans une interview en lien plus bas), ce qui est pour moi une preuve de la volonté de créer un pont symbolique avec son audience, une connexion sensorielle unique. Chaque personne va comprendre les morceaux à travers ses propres traumatismes et y trouver le brin de lumière nécessaire pour s’en sortir.

Je ne sais pas s’il faut être à fleur de peau pour apprécier The Angelic Process, ou si c’est en les écoutant qu’on le devient, mais tout ce que je sais c’est que quelque chose d’irréel se passe lorsque l’on apaise vos maux sans la moindre parole. Et nous devons pourtant nous contenter de si peu, tant l’âge d’or du groupe a été écourté. Les “et si” ne m’intéressent pas vraiment, puisque je préfère mettre en valeur les œuvres que l’on a eu, mais il y a tout de même une sensation très amère qui s’empare de mes tripes lorsque je regarde cette discographie.

Le suicide de Kris Angylus est une tragédie. C’est comme si le talent qu’il avait provenait d’un contrat véreux passé avec l’univers : plus il soulageait les gens de leur souffrance, plus il devait endurer la sienne. Et en succombant à la noirceur qu’il avait en lui, il a transmis son mal-être à toutes les personnes qui ont été touchées par sa musique, perpétuant le triste cycle des écorchés vifs. Il est une théorie à laquelle je souscrivais étant adolescent et dont je refuse d’entendre parler depuis de nombreuses années, celle qui affirme qu’un artiste heureux ne peut pas créer une œuvre de grande qualité. Et s’il est indéniable que la souffrance est une source d’inspiration importante dans le processus de création, ne pas voir que se baser entièrement sur elle ne donne qu’un art corrompu et dénué d’humanité ne fait qu’encourager l’idée nauséabonde qu’être dépressif est ce qui nous rend intéressant/cool. J’aurais donné beaucoup pour que Kris survive à ses traumas et choisisse de rester en vie, et quand bien même sa musique s’en serait trouvée changée au point où elle m’aurait peut-être moins plu, au moins il aurait continué à créer.

Le groupe et sa musique restant assez confidentiels, notamment parce qu’ils sont apparus au tout début d’internet, il y a peu de sources sur lesquelles se baser. Néanmoins, si la plupart de ce qui est écrit dans cet article provient de mon expérience personnelle vis-à-vis de la musique de The Angelic Process, un bon samaritain a publié sur Reddit quatre pages d’une interview de 2007 parue dans le livre The Big Shiny Prison (Vol. I) de Ryan Bartek. Je vous invite grandement à la lire si vous voulez en savoir un petit peu plus sur le groupe.

Merci pour tout

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Une réponse à « La Tragédie The Angelic Process »

  1. Avatar de MES ÉCOUTES DE 2023 – Vagabond Cosmique

    […] ce tour d’horizon, le décès tragique de Monica Dragynfly en avril m’a poussé à écrire ce cri d’amour pour The Angelic Process, un groupe éminemment important à mes yeux; mais j’ai également pu enfin parler de ce que […]

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